L’histoire d’un échec

J’ai intitulé cet article: ”L’histoire d’un échec” car d’un échec personnel, j’en suis venu à me questionner sur un échec collectif.

Introduction

Voici le début de mes péripéties, 8 septembre 2023, ma femme fait tomber son smartphone et brise son écran qu’elle possédait depuis plus de cinq ans. Les pièces détachées de son smartphone se sont perdues dans les méandres des versions, l’écran pour le remplacer est introuvable et/ou difficilement réparable. Au même moment, je projette le remplacement de mon smartphone, car je dois rendre mon téléphone professionnel du fait d’un changement de poste. Je lui propose donc de remplacer la batterie obsolète de mon iPhone SE pour le remettre en état et le lui donner. La démarche était jusque là louable.

À partir de ce moment, j’ai commencé à faire un pas de côté, en questionnant la nécessité de remplacer mon smartphone par un téléphone portable. J’ai rapidement identifié des contraintes fortes liées à la validation des transactions bancaires lors de paiements en ligne, la gestion des doubles authentifications lors de la connexion à des services numériques, la nécessité de projeter mes trajets lors de mes sorties vélo1, travaillant quotidiennement avec un ordinateur il me paraissait compliqué d’effectuer un partage de connexion lors de mes déplacements, bien que j’aurai pu passer par un boitier SIM, j’aime prendre des photos et les smartphones modernes me permettent de saisir ces instantanés, j’avais au moins cet avantage de pouvoir me passer des réseaux sociaux.…
Il était dans ce contexte, difficilement envisageable de pouvoir s’abstraire de ce smartphone, bien que je ne dise pas que cela soit impossible. Je suis donc dans la peau d’un citadin dont la technologie est le métier, cadencé à une certaine fréquence d’horloge qui ne demande qu’à s’émanciper de cette bulle, mais pris en étau entre les contraintes de la société dans laquelle il s’ancre et ses aspirations pour un monde meilleur.
Pour autant, j’arrive à me faire à l’idée qu’un jour, lors de mon exode urbaine, mon carré de potager remplacera aisément mon carré de silicium. C’est à ce moment que j’ai pris pleinement conscience des liens de fer que nous nous forgions avec ces services, de notre manque de résilience.
Il est assez déconcertant de constater que quelque chose qui était généralisé comme la batterie amovible, a disparu à partir de 2010 au profit des batteries collées pour gagner des millimètres d’épaisseur et avoir un nouvel argument marketing, pour promouvoir l’étanchéité des appareils. Pour qu’à ce jour, la batterie amovible soit une pratique en marge portée principalement par des acteurs alternatifs. Et que ce débat revienne sur la table du parlement européen pour envisager une régulation, plus d’une décennie après. Combien d’appareils sacrifiés au regard de l’étude de l’ONU qui montre que, les 3/4 des êtres humains de plus de 10 ans possèdent un téléphone portable ou un smartphone2, avec des appareils qui ont une durée de vie moyenne de deux ans et demi?

Récit d’une réparation au destin tragique

J’ai plutôt un bon bagage technique en électronique et je n’en suis pas à mon coup d’essai, raison pour laquelle je ne suis pas passé par un réparateur agréé. D’ailleurs je ne peux que vous conseiller l’ouvrage: “Réparez vous-même vos appareils électroniques” de Jean Boyer aux éditions Eyrolles3.
Armé de mon kit iFixit Pro Tech Toolkit4que j’utilise pour le bricolage et les réparations, je me suis lancé dans le remplacement de la batterie de l’iPhone.

Le début de la réparation s’est bien déroulé, puis vient la première douleur lors du décollage de la batterie, l’adhésif sous la batterie est une languette, sur laquelle il faut tirer, mais il est courant que celle-ci se sectionne, et c’est là que ça devient un véritable jeu de patience, puisque j’ai dû faire preuve d’ingéniosité en prenant du fil à coudre, en le passant dessous pour ne pas déformer la batterie (gare à l’explosion), afin de dissocier l’adhésif de la batterie. J’avais besoin d’espace, j’ai dû démonter le composant Taptic Engine pour lequel il y avait deux fiches.

Après plusieurs heures, il était temps de reconnecter l’écran, d’ailleurs je n’avais pas pensé au joint pour fixer de nouveau l’écran, je me suis donc équipé d’un cutter de précision et d’un scotch double face, ça ne me permettait pas de récupérer l’étanchéité, mais au moins la dalle d’écran pouvait être de nouveau collée.

Il y a deux nappes à reconnecter en bas de l’iPhone pour connecter l’écran. Et là, le drame, après m’y être pris à plusieurs reprises, impossible de connecter la première nappe, alors qu’il n’y avait eu aucun souci pour la seconde. Je parviens tout de même à remonter l’écran, j’allume le téléphone qui est en mode DFU, il est bien reconnu par l’ordinateur, mais je n’ai plus de rétro-éclairage…
Je décide donc d’investiguer davantage en auditant les broches du connecteur en question.

Visiblement, je pense avoir tordu un connecteur qui me demande un équipement que je n’ai pas pour faire du montage en surface. À force de montage et de démontage, j’ai sectionné une nappe de l’écran. L’échec a son propre parfum pour lequel j’en ressens à cet instant toutes les nuances…

Quel bilan pour cette réparation infructueuse?

  • Avoir du temps et de la patience
  • Une conception compacte et fragile du fait de la taille des composants que l’on manipule lors de la réparation, qui rend celle-ci difficilement accessible.
  • Des pièces et outils spécifiques qui peuvent apparaitre comme coûteux.
  • Lorsque l’on prend le coût de la réparation au regard de l’obsolescence logicielle de l’appareil, avec notamment des ralentissements liés à la baisse de la fréquence d’usage du CPU, pour trouver un compromis entre la durée de vie de la batterie et l’utilisabilité du smartphone. Le remplacement de l’appareil semble plus attrayant, à condition de ne pas se projeter dans un monde aux ressources contraintes.
  • La substitution d’un bloc fonctionnel ne garantit pas le bon fonctionnement du smartphone à l’issue de la réparation.
  • Une réparation qui m’amène à me questionner sur les filières du recyclage de l’électronique5 en ayant conscience que celle-ci a un coup et pourrait faire l’objet d’articles dédiés.

De cet échec, je me dis que nous avons collectivement raté quelque chose…

Repensons notre relation à la technologie en prenant le temps

À titre personnel, je pense que notre échec majeur est lié à un manque d’anticipation au global de ce que peut impliquer un choix technologique. Ceci fait écho à mon quotidien d’architecte logiciel, qui consiste à faire des choix avec le meilleur niveau de compromis pour un contexte donné. Les facteurs que j’identifie comme limitant à une régulation précoce sont :

  • La capacité des systèmes législatifs traditionnels à anticiper ou comprendre pleinement la technologie avec ses implications à long terme.
    Il suffit d’écouter des auditions du sénat disponibles sur internet, sur votre domaine d’expertise, pour que vous puissiez vous rendre compte du décalage, et des discussions lunaires qui peuvent avoir lieu par ce manque de connaissances. Il est étonnant de constater que les rapports de force sont inversés, laissant une place prépondérante aux entreprises privées.
  • C’est à ce moment qu’intervient les lobbies. Dans notre contexte, ils vont influencer la réglementation ou la retarder pour tirer parti des opportunités économiques. Au regard de la couleur politique, fermer les yeux, peut-être un acte volontaire.
  • Un sujet que j’identifie et que je ne maitrise pas, concerne les textes. Je me dis qu’intuitivement ils sont vecteurs de limites. La complexité liée au changement de paradigme introduit par une nouvelle technologie, nécessite la création de nouvelles règles, qui peuvent être incohérentes avec celles déjà en place; ou faire bénéficier aux entreprises d’un vide juridique, avec notamment, différentes juridictions qui ne seraient pas alignées.
  • L’essence même du capitalisme fait défaut à nos démocraties et donc au pouvoir de régulation. Le capitalisme puise sa croissance en manipulant les structures commerciales, certaines s’éclipsent, d’autres fusionnent ou se transforment. Une flexibilité qui contraste avec l’inertie des structures politiques, et qui offre une supériorité apparente en efficacité, aux structures capitalistes.

La place de la technologie au sein de la société suscite des interrogations fondamentales poussées par le capitalisme et ce, à notre détriment. N’est-il pas essentiel de se questionner en tant que citoyen sur la manière dont la technologie peut influencer, voire redéfinir, nos valeurs et notre éthique ? Face à l’omniprésence de cette dernière, comment l’individu peut-il véritablement l’appréhender sans se laisser subjuguer, et ainsi exercer un regard critique sur ses véritables implications ? Au-delà de sa simple utilité, la technologie vise-t-elle un idéal collectif, contribuant au bien commun, ou s’inscrit-elle dans une dynamique d’intérêts privés, voire spéculative, orchestrée par ceux qui la prônent et la maîtrisent ?
J’ai tellement de questions ouvertes qui me traversent l’esprit.

Pour avoir assisté à des séminaires, des prises de parole captivantes de la part d’universitaires sur les sujets d’éthiques, nous ne pouvons pas dire que nous n’étions pas au courant de ce qu’impliquerait certains types d’algorithmes, la généralisation des automates, même l’impact des batteries collées et plus récemment l’ouverture des modèles de langage (LLM). Au même titre que nous ne pouvions nier le rapport Meadows qui portait explicitement les liens entre les conséquences environnementales et la croissance économique. Ces différents points ont de commun, qu’ils sont le fruit des sociétés capitalistes, avec un État qui sert principalement les intérêts de la classe dominante pour laquelle la relation entre pouvoir et économie est étroitement liée. On se retrouve avec des structures commerciales suffisamment influentes pour manipuler les masses. Nous avons communément admis avec le temps, que nos téléphones pouvaient avoir des batteries collées avec du matériel difficilement remplaçable.

Finalement, si j’en reviens à la nature réactive de notre modèle de régulation qui consiste à répondre à des problèmes, plutôt qu’à les anticiper, je m’interroge sur le temps accordé aux prises de décisions.
La régulation se discute sur les éléments du passé alors que le capitalisme anticipe le futur. Avant l’essor du capitalisme industriel, le rythme de vie, dans de nombreuses sociétés, était dicté par les cycles agraires et les saisons. L’industrialisation a bouleversé cette harmonie, instaurant des horaires de travail et des cycles de production continus, détachant ainsi l’homme de nombreux rythmes naturels. La forme moderne du capitalisme est associé à une accélération du temps, en faisant produire davantage, en moins de temps.

L’homme comme ressource dans ce système en est réduit à une simple variable d’optimisation, les ressources humaines (RH) portent bien leur nom dans un tel système. Cette incessante course à l’innovation dictée par les impératifs de croissance, créés une compression du temps, où le présent est constamment dévoré par l’urgence du futur. Nous ne prenons plus le temps de mesurer le poids de nos décisions noyées dans la perte de sens de nos actions collectives. C’est d’autant plus flagrant lorsque l’on prend le temps de la réflexion. Ce temps qui nous échappe, nous empêche de percevoir la futilité de la dite “innovation”, lié à l’optimisation de la taille d’un smartphone au détriment de sa longévité. Ces décisions pèsent lourdement sur la société et l’environnement. Bien que de nature fataliste, je conserve une lueur d’espoir à l’échelle locale. Je suis convaincu que nous avons le pouvoir de nous ré-approprier le temps, d’adopter un mode de vie plus lent, en travaillant et consommant moins, prendre le temps de lire, d’apprendre, de s’informer et de réparer. Je repense à mon oncle livreur de fruits et légumes de profession, qui par passion pour le modélisme et le bricolage réalisait de magnifiques frégates. Nul besoin d’être ingénieur de formation pour être ingénieux.6
Cette appropriation de la technique doit nous rendre collectivement plus mature, nous émanciper de cette technologie asservissante, en développant des systèmes maîtrisables par tous, loin de la complexité des chaînes de production et pour lesquels un changement de batterie ne devrait pas prendre des heures pour un résultat aléatoire.

Pour conclure

Loin de toute moralité, mon histoire se termine avec l’achat d’un Fairphone sur lequel j’ai installé Lineage OS. Je ne suis pas pleinement satisfait de ce choix, j’aurais aimé me passer d’un smartphone. Il a le mérite d’être plus durable et simple à réparer. J’avais regardé du côté de Nokia qui ne me permettait pas de cocher les cases de mes contraintes de citadin, mais j’ai été surpris par l’exhaustivité de la page “Environmental Profile”

Une singularité du quotidien qui m’aura permis de poser des mots sur un sujet empli de complexité.
Plutôt que de m’attribuer individuellement la responsabilité de cet échec, je m’envisage comme un maillon de cette chaîne, un consommateur, contraint à subir les conséquences de choix passés, pour lesquels nous sommes tous, en fin de compte, une majorité de perdants.

Références

Compléments

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *