Pourquoi lire du code doit devenir une compétence universelle?

J’ai grandi avec Internet. Pendant longtemps, j’ai été un passionné, un bidouilleur. J’étais ce gamin qui passait ses week-ends à fouiller dans les déchetteries, à la recherche de composants électroniques pour assembler des ordinateurs. Je prenais mon train de banlieue pour assister à des conférences sur le logiciel libre, j’errais rue Montgallet à l’époque de l’enseigne Surcouf, je bricolais dans les fablabs… Bref, ces souvenirs, imprégnés d’une forme de naïveté témoignent d’une époque où les envies de découvertes structuraient ma vie.

Au fil des années et au gré de mes expériences professionnelles, mon enthousiasme pour les outils numériques s’est estompé. Maintenant que j’ai passé la trentaine, je ne veux pas laisser s’échapper cette partie de moi qui a tant structuré ma vie. C’est par l’écriture, et ce nouvel espace d’expression que je souhaite retrouver cette motivation qui m’animait autrefois, en redonnant au numérique ces lettres de noblesse, pour ce qu’il m’a apporté, du sens.

L’écriture ne sert pas de “supplément” à la parole : elle opère un redoublement “différé” de l’oralité (Derrida), engendrant par là des concepts impossibles à formuler oralement.

_ Jacques Derrida, de la grammatalogie 1967

Podcast France Culture: Elsa Mourgues- Pourquoi l’écriture nous fait du bien

Je souhaite donc renouer avec une informatique qui s’éloigne des dictats du capitalisme, en retrouvant un espace de créativité, de connaissance et de partage, centré sur la notion de technologie en tant que bien commun.

J’entends par bien commun, un ensemble de ressources ou de connaissances que chacun peut librement partager, utiliser et enrichir, sans restrictions d’accès ou d’usage imposés par des droits de propriété exclusifs ou des barrières financières.

Dans la suite de cet article, je vous invite à explorer différentes pistes de réflexion pour replacer la notion de bien commun au cœur de notre rapport à la technologie.

De l’alphabet au clavier

J’ai travaillé 24 ans comme manutentionnaire et mon entreprise a fermé. J’ai fait 8 ans d’intérim par la suite dans le même domaine. Mais aujourd’hui, j’ai le problème de l’âge et celui de l’informatique. Il faut savoir se servir d’un ordinateur au quotidien et j’en suis incapable, pour l’instant. “

_ Pascal, participant à un atelier d’Emmaüs Connect.

Podcast France Culture: « Illectronisme » – la fracture sociale à l’ère du numérique

Je pars d’un constat, l’illettrisme représente une véritable entrave, menant à l’exclusion sociale et économique, en rendant les individus vulnérables à la désinformation, en freinant leur épanouissement personnel et professionnel, et en aggravant les inégalités sociales. L’illettrisme porte atteinte à l’estime de soi, affectant profondément la capacité à s’intégrer socialement. Si vous n’en êtes pas convaincus, je ne peux que recommander le documentaire Au pied de la lettre de Marianne Bressy, qui aborde cette question avec sensibilité et justesse.

En 2024, je trouve le parallèle avec l’illectronisme saisissant. Ceux qui ne maîtrisent pas la culture du code se retrouvent progressivement démunis, exclus et soumis aux nouvelles technologies. La compréhension du code, avec des niveaux d’expertise naturellement variés, relève d’un acte politique. Une partie importante de la population est maintenue à l’écart d’internet et des technologies, simplement parce qu’elle ne dispose pas des ressources nécessaires pour y contribuer au-delà du cadre imposé par les plateformes.

Et pourtant, le numérique comme outil, peut-être un vecteur de sens, le catalyseur de mobilisations #BlackLivesMatter et #MeToo, l’accélérateur d’expérimentations scientifiques et citoyennes (Volunteer Computing du CERN, démocratisation des capteurs de pollution, Geiger open source, SauvLife…), un espace de divertissement, de culture, d’échange… Cette facette positive s’accompagne de revers plus sombres dont nous sommes les témoins.

Aujourd’hui, il est crucial de redonner à l’individu comme citoyen du numérique, les moyens de créer, comprendre et transformer les technologies qui façonnent la société. Être citoyen du numérique, c’est lutter contre toute forme de domination, d’exploitation, qu’elle soit politique, économique ou sociale, en ayant les moyens de s’émanciper des hiérarchies oppressives (logiciels propriétaires, opérateurs, entreprises…).

Agir local, penser global

J’ai donc décidé de sortir du cadre professionnel, pour oeuvrer au sein d’associations locales.

Je réalise qu’il y a tant à faire… Internet sert aujourd’hui à propager des idées xénophobes, racistes, antisémites, anti-science, climatosceptique, islamophobes, homophobes, négationnistes, néonazies, et antiféministes. Je refuse de me résigner à être le témoin d’une société de plus en plus clivée dans laquelle les individus sont de plus en plus indifférents au monde et aux autres, où la vérité doit lutter pour triompher. Il est essentiel d’offrir aux citoyens numériques les clés pour comprendre les outils techniques. Bien au-delà des enjeux éthiques, cette maîtrise leur permettra de contribuer activement à la création d’un espace numérique plus sain. Et cela commence par l’apprentissage du code.

Pourquoi apprendre à lire du code?

Plus que jamais, le rôle du programmeur demeure essentiel. Si cette idée ne vous apparaît pas encore clairement, c’est peut-être parce que certains aspects des limites d’outils comme les Grands Modèles de Langage (LLMs) , peinent encore à être pleinement compris.

Le programmeur, en combinant des compétences techniques, une pensée critique et une compréhension profonde des problèmes à résoudre, est en mesure d’utiliser ces outils de manière éclairée, en imposant des cadres de réflexion qui ne se limitent pas à une simple régurgitation de données. L’idée que les outils façonnent la pensée est une notion profondément enracinée dans l’histoire de la science et de la technologie. Cette perspective suggère que les outils que nous utilisons ne sont pas de simples extensions de nos capacités, mais qu’ils influencent et transforment activement notre manière de penser et de comprendre le monde.

Les mathématiques restent un langage et une boite à outils essentiels pour la physique, offrant des moyens d’abstraction qui ont facilité la modélisation de systèmes physiques complexes. De la même manière, la programmation permet de représenter et de modéliser la réalité à travers les deux changements d’état des transistors.

Pour vous en convaincre, une bonne introduction est le livre « The Nature of Code » de Daniel Shiffman. Cet ouvrage explore la manière dont les concepts physiques et biologiques peuvent être simulés à l’aide de la programmation.


Le numérique prend tout son sens lorsqu’il parvient à trouver un point d’ancrage avec le réel


À une époque où les enjeux environnementaux occupent, et devraient continuer à occuper, une place prépondérante, il est impératif de remettre en question les solutions technologiques actuellement déployées.

Elles tendent à se complexifier et à devenir de plus en plus opaques, entravant ainsi notre relation au réel, induisant de nouvelles formes de subjectivités antinomiques avec ce qui était initialement espéré. Plutôt que de favoriser les transformations comportementales indispensables à notre société, elles risquent de continuer à creuser des divergences et des fractures sociales.

Tant que les technologies resteront orientées au service de l’efficience productivitste et soutenues par des États belliqueux, l’humanité n’en sortira que diminuée.

David M. Berry (philosophe et théoricien des nouveaux médias) propose de recourir à l’expression de «subjectivités computationnelles», pour mettre l’accent sur les reconfigurations de la notion de «sujet» par la maîtrise pratique et collective des langages de programmation:

S’appuyer sur la technologie d’une façon plus radicalement décentrée, dépendre d’appareillages techniques pour remplir les blancs dans nos esprits et pour établir de nouvelles connexions entre les connaissances – cela conduirait à modifier notre compréhension de la connaissance, de la sagesse et de l’intelligence elles-mêmes. Cela entraînerait en effet un décentrement radical, dans la mesure où le sujet […], rempli de culture et d’une certaine conception de la rationalité, cesserait simplement d’exister. […] Cette nouvelle subjectivité se caractérise par le fait d’être computationnellement communicative, sachant obtenir, traiter et visualiser les informations et les résultats de façon rapide et efficace

_ David M. Berry, « Subjectivités computationnelles», op. cit., p. 196-205.

Autrement dit, la notion de « décentrement radical » implique que l’humain comme sujet est porteur de culture et d’une rationalité bien définie qui s’efface peu à peu. Dans cette vision, les capacités humaines sont largement augmentées et orientées par la technologie. Plutôt que de se concevoir comme des êtres essentiellement autonomes et dotés d’une intelligence, nous dépendons de plus en plus d’outils computationnels pour nous informer, organiser notre pensée et même guider nos actions. D’où cette notion de « nouvelle subjectivité » qui est avant tout « computationnellement communicative, » c’est-à-dire axée sur la capacité à naviguer dans un flux continu d’informations, à traiter rapidement des données… Cette évolution vers une « subjectivité computationnelle » modifie ainsi notre conception de l’intelligence, qui devient moins introspective, mais tournée vers des interactions avec des systèmes techniques.

C’est dans cette logique de redéfinition de l’interaction homme-machine, il me parait pertinent de partager avec vous, Dialector de Chris Marker. Plus qu’un simple agent conversationnel (développé entre 1985-1988), Dialector explorait déjà cette nouvelle subjectivité en invitant l’utilisateur à une réflexion profonde sur la nature de la pensée, de la mémoire et de notre relation à la machine.

https://dialector.poptronics.fr

Plus récemment, dans le film de Boris Lojkine, L’histoire de Souleymane, un autre rapport entre l’homme et la machine est mis en lumière, avec un acteur sous le feu d’un système ultralibéral, qui évolue dans une société qui exploite sans vergogne les plus vulnérables, laissant les migrants, les livreurs et les précaires être les acteurs invisibles d’un drame social moderne. Laisser la technologie aux mains de systèmes ultralibéraux revient à abandonner un pouvoir immense à des structures qui, bien souvent, priorisent le profit au détriment de l’humain. MEDIAPART – À l’air libre (184) Le capitalisme tue (les humains et la planète)

Le code permet pourtant, l’expression d’autres alternatives:

  • Riders Social Club qui est né d’une volonté de créer un modèle différent pour les livreurs les émancipant d’une forme de précarité
  • CoopCycle, une fédération de coopératives de livraison à vélo, permet aux livreurs de se fédérer et de partager une gouvernance collective, en offrant un modèle économique anticapitaliste.

Le code, en tant que langage structurant ne peut rester l’apanage de quelques spécialistes. Derrière chaque ligne de code se cache des choix, des valeurs et une certaine vision du monde.

Le rôle des espaces communautaires dans l’enseignement du code

L’école, en tant qu’institution structurée par des orientations politiques et une vision normative de la société, représente une limite à l’introduction d’apprentissages alternatifs comme la programmation. De nouvelles compétences, comme le code, implique de repenser l’espace pédagogique et le rôle de l’enseignant, deux aspects encore étroitement encadrés par les normes institutionnelles. L’apprentissage de la programmation gagnerait à se faire dans des environnements collaboratifs et interactifs qui nécessiteraient un changement de système.

À la rédaction de ce paragraphe je me suis souvenu de l’excellent documentaire “Vincennes, l’université perdue”

Créée à la suite des mouvements sociaux de mai 1968, Vincennes s’est érigée comme une alternative à un système d’enseignement figé, en rupture avec le modèle de la Sorbonne, jugé archaïque et éloigné des préoccupations sociales de l’époque.

Reprendre cet idéal d’ouverture avec un public large et diversifié pourrait être une piste pour répondre aux limites imposées par les institutions. Il me parait nécessaire de sortir du carcan des écrans, la transmission du savoir repose sur un dialogue constant entre celui qui enseigne et celui qui apprend.

Dans cette même dynamique de réappropriation, l’École du logiciel libre propose une alternative inspirante pour apprendre et partager des compétences numériques. Les sessions se tiennent principalement les samedis après-midi à la Salle LCR d’Ivry-sur-Seine.

L’encadrement de l’école est assuré par les membres du bureau et les responsables pédagogiques, qui sont tous bénévoles et membres actifs de l’association. La participation est ouverte à chacun pour un montant symbolique de cinq euros par an, rendant l’apprentissage du logiciel libre accessible.

Cette structure incarne une vision inclusive et communautaire de l’apprentissage, où les compétences numériques et l’émancipation par le savoir deviennent des biens communs.

Il est nécessaire de diversifier les supports d’apprentissage et de créer un pont entre Internet qui constitue une mosaïque de ressources, et l’assimilation offerte par la collaboration au sein d’une structure physique plus formelle. L’apprentissage du code, loin de constituer une finalité en soi, s’affirme comme un moyen essentiel au développement de réflexions éthiques et sociétales. Il me paraît impératif d’enseigner l’informatique dans des contextes marqués par une diversité sociale et culturelle, afin de mobiliser des perspectives et expériences multiples, interdisciplinaires, qui révèlent la complexité humaine et enrichissent les dynamiques de contribution collective. Pour conclure cet article, je vous invite à fermer les yeux un instant et à imaginer des lieux où les idées circulent librement, où chaque coin, chaque espace inspire et stimule la créativité.

J’essaierai donc d’aborder certaines thématiques, sous un angle nouveau, avec des articles qui seront des passerelles entre le monde physique et virtuel qui feront écho à mon activité associative.

En rédigeant cet article, j’ai découvert le collectif onestla.tech. Parce qu’une autre vision de la tech est possible, organisons-nous !

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